LE MONDE
06.07.1971
Dans son explication des mouvements d’idées, il croyait aux générations, à l’existence de similitudes dans les attitudes de gens qui ont connu une même ambiance, qui ont subi au même âge le choc des mêmes événements. Peut-être parce que, pour lui, le Front populaire à dix-huit ans, la défaite à vingt, ont constitué des expériences décisives qui ont définitivement empêché le littéraire qu’il était de séparer littérature et politique. Il a ainsi été conduit à ce qui a fait l’originalité de sa méthode scientifique : ne pas se contenter d’étudier les doctrines et les penseurs, mais être attentif aux idées confuses, aux idéologies inarticulées charriées par telle société à tel moment de son évolution. Béranger n’était pas un poète de génie, mais comprendre la gloire qu’il rencontra, c’est vraiment connaître son époque.
Affirmer seulement ce qu’on a établi à l’issue d’une recherche pénible et minutieuse ; respecter les textes et ne pas leur faire confirmer de force les présupposés du chercheur : Jean Touchard était un universitaire de tradition. Il l’était aussi par un ensemble de comportements qui ont fait la grandeur de l’Université et dont l’abandon n’a pas peu contribué au déclin d’hier et aux troubles d’aujourd’hui : il ne cédait à aucune mode, mais acceptait sans cesse de se » recycler » ; il n’était intransigeant que dans son libéralisme, c’est-à-dire dans le respect de la pensée des autres, à commencer par celle des étudiants pour lesquels son dévouement était absolu, depuis le travail énorme et la charge émotive investis dans chaque heure de cours jusqu’aux nuits passées à transformer le style rebutant d’un jeune auteur de thèse.
Mais il était aussi un universitaire d’avant-garde. Bien avant qu’on se gargarise d’interdisciplinarité, il avait montré comment on travaille en équipe entre littéraires, historiens, juristes, économistes, sociologues. Il faisait appel aux hauts fonctionnaires et aux journalistes qui aimaient la recherche. Il s’attachait à créer des filières nouvelles dans un système universitaire sclérosé. Et, au lieu de discourir sur la régionalisation, ce Parisien, si profondément parisien malgré son amour pour sa Bretagne d’origine, pratiquait la coopération égalitaire avec les institutions et avec les hommes de la province. Sa mort jette la consternation à Grenoble et à Bordeaux tout autant qu’à Paris.
Cette coopération, c’est comme administrateur qu’il la pratiquait le plus Ici encore, il était en avance : quinze ans avant que la lot d’orientation demande à des universitaires de gérer et de créer, il a entrepris ce qui allait être son œuvre maîtresse : l’expansion de la Fondation nationale des sciences politiques.
Quand, en 1945, le qouvernement provisoire nationalisa la célèbre école libre, on trouva un habile compromis. Ses immeubles et sa bibliothèque ne deviendraient pas propriété de l’Etat, l’institut d’études politiques qui relayait son enseignement ne serait pas géré directement par l’Université : une fondation assumerait la propriété et la gestion. Au départ, il s’agissait un peu d’un cadre vide. L’administrateur et les premiers secrétaires généraux surent ouvrir la voie. Mais c’est Jean Touchard qui, à partir de 1954, assure à la Fondation son remarquable développement.
Elle avait la vocation de la recherche, mais pas de chercheurs. Aujourd’hui les collaborateurs du Centre d’étude de la vie politique française et du Centre d’étude des relations internationales se comptent par dizaines. La Revue française de science politique n’a cessé d’élargir son audience. Les » tables rondes » de l’Association française de science politique réunissent universitaires et praticiens. Depuis 1956, un cycle supérieur d’études politiques assure la formation des chercheurs. Un service des publications a été créé pour organiser et animer les multiples séries de livres et de brochures que la recherche a fait naître. Les services de documentation de la Fondation ont connu des réussites exemplaires. Et, avant le renouvellement des facultés, la Fondation a été un lieu de travail privilégié pour l’histoire politique contemporaine et pour la politique économique.
Jean Touchard a été au centre de ce développement. Parce qu’il a su animer et stimuler. Parce qu’il a su accepter les tâches ingrates qui rebutent tant d’intellectuels : gérer un budget, se battre pour un demi-poste de collaborateur technique, siéger pendant des heures et des jours dans les innombrables commissions qui modifient lentement les structures et les statuts. Parce qu’il a su être un patron, c’est-à-dire décider, commander, susciter des dévouements illimités.
Des dévouements qui allaient à l’homme aussi bien qu’à l’œuvre Sa sensibilité, son affectivité lui donnaient le goût, le besoin de la relation interpersonnelle même à l’intérieur des rapports professionnels, ce qui lui rendait parfois difficile d’exercer son sens profond de la justice à l’égard de ceux avec lesquels cette relation ne s’établissait pas d’emblée ou pas constamment Mais c’est précisément sa capacité exceptionnelle de fidélité personnelle, son sens de l’amitié, qui lui ont assuré les fidélités et les amitiés sans lesquelles son œuvre serait restée plus limitée.
Ces fidélités et ces amitiés qui expliquent pourquoi la disparition d’un créateur de structures affecte aussi profondément chacun de ceux qui ont eu la chance de travailler avec lui.
Alfred Grosser.
Jean Touchard est mort le 30 juin 1971 à l’hôpital Ambroise Paré de Boulogne Billancourt. Il est enterré au cimetière de Treflez.